
On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation »
Platon, 428/427 av. J.-C. – 348/347 av. J.-C. Athènes, philosophe grec
La gamification est un procédé relativement récent, qui propose une nouvelle manière d’appréhender le monde de l’entreprise et d’y travailler. Alors que ce terme est apparu pour la première fois au début des années 2000, il n’apparait dans le dictionnaire d’Oxford qu’en 2011 ! C’est pourtant en 2016 l’une des 10 grandes tendances à suivre pour les entreprises selon Jeanne MEISTER, rédactrice pour le magazine Forbes. Bien qu’encore discret en France, c’est un procédé qui tend à se démocratiser et à nourrir l’ensemble des missions RH, dont le recrutement, qui est un point stratégique et parfois sensible pour les entreprises. Avant de s’intéresser aux applications possibles au processus du recrutement, précisons ensemble ce qu’est la « gamification », ce qu’elle englobe et les mécanismes qu’elle met en action.
Qu’est-ce que la gamification ?
La « gamification », « ludification », ou encore « recrutainment » (amalgame de « recrutement » et de « entertainment » est défini comme une manière « d’appliquer des éléments ludiques à des activités qui ne sont pas a priori considérées comme des jeux » ainsi, appliquer au recrutement, la gamification consiste à « instaurer une dynamique divertissante associée au jeu dans le processus de recrutement ». La gamification combine donc à la fois des éléments « sérieux » à des ressorts « ludiques » issus du jeu vidéo. Et c’est cette association, selon Julian ALVAREZ (chercheur et concepteur de serious games), qui écarte la gamification du simple divertissement (jeu).
En effet, bien que reprenant des codes et des structures du jeu comme : – la dynamique de jeu : qui structure le jeu et qui crée l’expérience du jeu (contrainte, scénario, progression, interaction, etc.) ; – la mécanique de jeu : qui sont les éléments qui font avancer l’action grâce à des objectifs à atteindre avec mise en coopération ou concurrence des joueurs ; – et les éléments du jeu : tels que les avatars, les badges, les récompenses, les points, etc. qui donnent des feedbacks aux actions des joueurs ; la gamification se singularise du jeu et d’autres pratiques similaires.
Un blogueur américain, Andrzej MARCZEWSKI a donc proposé une typologie permettant de différencier diverses pratiques : la gamification, les jeux sérieux, les jeux et le concept de jeux.

- Les Games : dont l’objectif premier est le divertissement ;
- Les Serious Games : qui sont des jeux dont l’objectif est avant tout ludique ;
- Les Gameful Design : axés sur le graphisme du jeu ;
- La Gamification : qui n’est plus un jeu, bien que l’aspect divertissement et fun soit présent, mais dont l’objectif est d’avoir une utilité, des objectifs précis autres que celui du divertissement, et qui, contrairement aux autres approches, peut avoir une durée illimitée.
Cependant, lors des recrutements, les employeurs recourent à des activités ayant des durées limitées (jusqu’à plusieurs jours), et parfois en amalgamant gamification et autres approches. Dalale BELHOUT (auteure chez DigitalRecruiters) dans son article relate les différents « jeux » prisés par les recruteurs :
- Les tests ludiques : des supports simples, peu coûteux et facilement diffusables ;
- Les escape games : des scénarii pendant lesquels les candidats sont « prisonniers » d’un espace et doivent collaborer pour s’en sortir ;
- Les challenges : qui mettent en compétition seuls ou en équipes les candidats sur une thématique et un temps donnés ;
- Les hackathons : des événements numériques s’étalant sur plusieurs jours ;
- Les simulations de poste : pour perfectionner les connaissances et pour donner un aperçu des exigences d’un poste aux candidats.
Nous verrons, un peu plus loin, toutes les compétences que peuvent mobiliser ces types d’activités de gamification lors d’un recrutement. Avant cela, je vous propose de faire un point sur les mécanismes cognitifs et sensoriels que la gamification permet de mettre en fonctionnement.
Quels mécanismes la gamification met-elle en marche ?
La gamification, puisque reprenant des éléments du jeu vidéo, place le candidat/joueur dans un tout autre état d’esprit et permet de mettre en avant des mécanismes cognitifs et sensoriels qui ne sont pas habituellement mobilisés lors d’un recrutement classique. Nous allons nous attarder sur deux éléments en particulier : la motivation intrinsèque et l’état de « flow ».
Tout d’abord, la gamification permet de jouer sur la motivation intrinsèque de la personne, qui est bien plus difficile à mobiliser que la motivation extrinsèque, et qui est par ailleurs aussi plus efficace. En effet, le fonctionnement du jeu permet souvent d’appâter le joueur par le biais de récompenses immatérielles qui sanctionnent l’évolution du joueur, les tâches réalisées, l’apprentissage, permettant ainsi de valoriser ses succès. Le joueur est donc motivé à l’idée de réaliser les tâches et surtout il y prend du plaisir. Son investissement et son engagement dans le jeu sont grands et il y retrouve une certaine valorisation de son succès social.
Ce fort engagement dans le jeu, intrinsèque donc, permet au joueur d’atteindre l’état de « flow ». Cet état se caractérise comme « un état de concentration optimale » selon le psychologue hongrois Milhaly CSIKSZENTMIHALY. L’état de « flow » est l’un des 9 états psychologiques que l’on peut représenter sur une boussole comme suit :

Cet état de concentration maximale est la corrélation entre un challenge élevé et des compétences élevées. Si le challenge n’est pas à la hauteur, le joueur se retrouve dans un état d’ennui ; au contraire, si le challenge est au-dessus des compétences du joueur, ce dernier se retrouvera dans un état de stress et d’anxiété important. L’état de « flow » est l’état dans lequel la personne est la plus motivée. Et cette motivation maximale permet une incidence positive sur ses performances.
Dans leurs travaux, Emilia PITTET et Mathias ROSSI présentent les 4 « symptômes » qui indiquent que la personne a atteint l’état de « flow » :
- La perte de l’égo : la concentration se porte uniquement sur la tâche à accomplir, les besoins physiologiques primaires tels que manger, boire ou encore dormir ne sont plus perçus ;
- La concentration maximale : la personne est presque hypnotisée par la tâche ;
- L’altération de la perception du temps : : l’individu n’a plus conscience du temps qui s’écoule pendant qu’il effectue sa tâche ;
- Les feedbacks instantanés : la personne observe quelles sont les difficultés et cherche dans le même temps des solutions.
Cet état de « flow » est donc particulièrement intéressant pour dévoiler les « véritables » compétences des candidats, qui peuvent être inhibées parfois par un état de stress.
La gamification permet également de mettre en avant les profils psychologiques des joueurs, leur profil de joueur. Ainsi, Bartle définit 4 profils différents :
- Les killers (ou tueurs) : compétiteurs, ils aiment se confronter aux autres joueurs et être les premiers. Ils cherchent à se démarquer et à avoir de la reconnaissance ;
- Les achievers (ou accomplisseurs) : efficaces, ils veulent finir le jeu le plus vite possible en ayant accompli toutes les missions et récupérer tous les badges et/ou objets possibles ;
- Les socializers (ou sociables) : sociables, ils recherchent la partie sociale du jeu et la collaboration avec les autres joueurs ;
- Les explorers (ou explorateurs) : curieux, ils accordent de l’importance au monde dans lequel ils évoluent (visiter toutes les régions de la carte et trouver les passages secrets).
L’approche par la gamification permet donc d’appréhender le candidat très différemment. Je vous propose alors de poursuivre cette réflexion et comprendre quelle peut être la valeur ajoutée de cette démarche dans le cadre d’un recrutement.
Quelle valeur ajoutée la gamification apporte-t-elle au recrutement ?
Pour commencer, la gamification ne bouleverse pas le processus entier du recrutement que l’on pourrait définir ainsi :
- définition de poste ;
- définition de profil ;
- identification des sources de recrutement ;
- mise en place des moyens de recrutement ;
- campagne de recrutement ;
- sélection ;
- décision d’embauche ;
- intégration.
Ces différentes étapes sont primordiales et se retrouvent même dans une démarche de gamification. Elle influera surtout durant les phases de campagne de recrutement, de sélection et de décision d’embauche. Par ailleurs, la digitalisation du processus de recrutement n’est pas nouvelle puisqu’aujourd’hui toutes ces étapes se réalisent grâce aux outils numériques (sourcing, réseaux sociaux professionnels, automatisation, etc.). En cela, la gamification ne rentre donc pas forcément dans une démarche de transformation digitale de l’entreprise mais dans le cadre d’une démarche originale, permettant de recruter différemment, de nourrir l’image de l’entreprise et d’être un outil efficace et stratégique dans des contextes parfois pénuriques et donc très concurrentiels dans la recherche et la captation de talents.
En effet, la gamification permet avant tout de recruter différemment, en mettant en avant les softs-kills des candidats, compétences prisées et mises en avant par les recruteurs, qu’il est parfois difficile de mettre en valeur lors d’un entretien de recrutement classique.
« Cette méthode permet à la fois de déceler des aptitudes à résoudre des problèmes techniques et de détecter avec plus précisions les softs skills. C’est notamment le cas pour les jeunes diplômés, dont l’expérience professionnelle se limite à quelques stages. Pour les départager, il est nécessaire d’aller chercher des tests de comportement, des mises en situation, de voir comment la personne raisonne… Ainsi, le candidat sort de sa zone de confort. Lors d’un entretien traditionnel, il peut s’attendre à un certain nombre de questions et travailler les réponses, alors que face à l’inattendu, on peut faire ressortir des choses très différentes, bien plus intéressantes. ».
Michael PAGE (cabinet de recrutement)
Cependant, la gamification peut aussi mettre en avant les compétences techniques des candidats (hard-skills). C’est une démarche permettant de les mettre en pratique et de les évaluer. En outre, ce type de démarche permet aussi de mieux rendre compte des profils « atypiques » et autodidactes qui, grâce à la mise en œuvre de leurs compétences, peuvent plus facilement se démarquer.
Un autre intérêt pour les recruteurs d’adopter cette démarche, c’est d’attirer les candidats des générations X et Y, des habitués des jeux vidéo, qui possèdent une approche du monde du travail différente, parfois déstabilisante pour les recruteurs. Forts de leurs compétences numériques et de leur attrait naturel pour le digital, la gamification permet d’attiser leur curiosité, de les investir pleinement dans la démarche et parfois même de contribuer à la fidélisation de ces talents « nomades ».
Sans conteste, ce recrutement original participe à nourrir une image de l’entreprise, moderne, innovante, bienveillante et progressive. Il peut devenir un atout majeur pour la communication et le marketing RH, construisant une marque employeur forte, la distinguant des autres entreprises. En outre, la gamification améliore l’expérience candidat, plus à même à créer un lien plus étroit entre les talents et l’entreprise.
Enfin, cette démarche peut aussi réellement devenir un outil stratégique et objectif du recrutement. D’abord, puisqu’attirant plus de candidats, l’entreprise pour se créer plus facilement une réserve de talents. De plus, elle peut diminuer les coûts liés au recrutement en mutualisant certaines étapes et surtout du temps ! Il est en effet possible de créer des sessions de recrutement, pouvant regrouper un nombre important de candidats tout en préservant une évaluation personnelle et objective de chaque candidat, et en ayant un feedback très rapide de la démarche, permettant ainsi une comparaison simplifiée des candidatures.
Enfin, une entreprise peut prétendre à une objectivité dans son processus du recrutement. En effet, les candidats se retrouvent dans des contextes identiques, peuvent être anonymisés par un avatar et ne pas être victimes de certains biais cognitifs (effet de contraste, etc.) et discriminations de la part des recruteurs. Cette objectivité se retrouve aussi du côté des candidats, qui peuvent « prouver » les compétences indiquées sur leur CV. Cela permet de rendre compte des CV « pipeautés » ou du moins « enjolivés », ou au contraire mettre en valeur des compétences non mentionnées.
Ainsi, ce type de recrutement tend à être un processus plus performant, car se basant sur des critères précis, objectifs et connus, limitant ainsi le choix de talents qui ne répondent pas, ou mal, aux attentes de l’entreprises ; et inversement, permettre également aux candidats de mieux appréhender leur futur environnement de travail, notamment lors des activités de mise en situation. La gamification peut donc permettre un recrutement plus juste, plus performant, qui fait gagner du temps aux recruteurs ET aux candidats.
Cependant, la gamification n’est pas la panacée du recrutement parfait, et possède quelques points de vigilance voire des limites.
Quelles limites à la gamification ?
D’abord, proposer la gamification comme processus de recrutement est audacieux, il faut donc être à la hauteur de cette démarche et des attentes des candidats pour la suite ! En effet, rien ne sert de vouloir utiliser la gamification comme « gadget » digital pour simplement un effet d’étonnement qui risquera très certainement de s’atténuer très rapidement si la culture de l’entreprise ou que le dispositif en lui-même n’est pas à la hauteur des objectifs (de l’entreprise et des candidats). C’est pourquoi, Emilia PITTET et Mathias ROSSI préconisent que cette démarche s’inscrive dans un processus plus large, au-delà du recrutement, qui se penserait à l’amont et à l’aval du recrutement.
Le risque d’une telle démarche c’est d’aussi de se retrouver avec des candidats qui « jouent » au candidat, avec un manque de rigueur et de sérieux. C’est pourquoi, c’est une démarche qui nécessite de réfléchir à ses objectifs finaux et qui doit être à la hauteur des compétences des candidats.
Il ne faut pas également sous-estimer les risques d’addiction ! Bien que dans le cadre d’un recrutement cette démarche soit ponctuelle dans la vie du candidat, le risque est accru lorsque la gamification s’inscrit dans une démarche de suivi et de formation, pouvant brouiller les limites en la vie personnelle et professionnelle.
Enfin, il existe certaines réticences quant à l’utilisation de cette démarche. En effet, certains craignent d’y voir une certaine instrumentalisation par les directions, qui essayeraient de piéger les candidats sous couvert d’amusement. De plus, les femmes seraient moins enclines à ce type de dispositifs et certains sont aussi tout simplement moins « technophiles » que d’autres. La gamification peut être vue comme inadaptée ou peu intéressante, notamment dans les secteurs qui ne préconisent pas forcément de grandes compétences numériques ou n’ayant pas d’attrait particulier pour ce domaine.
Ainsi pour éviter tout piège, il est primordial de penser au préalable l’implantation de cette démarche.
Comment mettre en place efficacement la gamification ?
Il existe plusieurs méthodes qui permettent d’organiser la démarche de gamification. J’ai fait le choix de vous présenter, brièvement, la méthode GAME :

- G = Goals : nécessité de définir les buts et les objectifs de la gamification, afin d’atteindre les objectifs de l’entreprise elle-même ;
- A = Actions : construire l’expérience ludique pour stimuler la motivation intrinsèque des participants ;
- M = Mérite : élaborer un système de récompenses afin de valoriser les accomplissements et les performances des participants pour les encourager à poursuivre ;
- E = Evaluation : il est impératif de répondre à ces deux questions : L’expérience est-elle adaptée à l’épanouissement du collaborateur ? + L’expérience permet-elle d’atteindre les objectifs de l’entreprise ? Pour une démarche réussie, il faut que la réponse soit positive pour les deux.
Nous l’avons vu, la gamification est une démarche originale et innovante qui permet de recruter autrement, en s’intéressant aux compétences du candidat dans son entièreté (soft/hard skills). Bien pensée et respectant une démarche rigoureuse, la gamification peut devenir un réel atout pour l’image de l’entreprise ainsi qu’un outil stratégique et objectif. Elle permet une réelle expérience inédite, à la fois pour le candidat et le recruteur. La gamification peut permettre de repenser la manière de travailler en entreprise, notamment quand celle-ci est utilisée dans un processus complet de gamification des ressources humaines et en particulier lors de la formation des collaborateurs. C’est donc une démarche pleine de promesses, qui nécessite néanmoins un réel travail exploratoire et préparatoire avant sa mise en place.
Biographie :
BELHOUT Dalale, Gamification du recrutement : comment recruter par le jeu ?, 31/05/2019 : https://www.digitalrecruiters.com/blog/gamification-recrutement-comment-recruter-par-le-jeu.html
BELHOUT Dalale, Gamification du recrutement : avantages et inconvénients, 13/03/2020 : https://www.digitalrecruiters.com/blog/gamification-recrutement-avantages-inconvenients.html
DOREY Hélène, Est-il temps de « gamifier » votre processus de recrutement ?, 21/01/2020 : https://www.focusrh.com/recrutement/e-recrutement-sites-emploi/est-il-temps-de-gamifier-votre-processus-de-recrutement-32625.html
GALOIS-FAURIE Isabelle, LACROUX Alain, « « Serious games » et recrutement : quels enjeux de recherche en gestion des ressources humaines ? », @GRH (n°10), 2014.
PITTET Emilia, ROSSI Mathias, La gamification et les RH : Comment motiver les collaborateurs du 21ème siècle, Dossier HRM (n°42), 2016.
XIONG Detian, POULET Myriam (étudiants ECV Digital Paris), Livre blanc : L’utilisation de la gamification dans le recrutement, 2020 : https://www.ecv.fr/app/uploads/2019/12/Lutilisation-de-la-gamification-dans-le-recrutement.pdf

Diplômée d’un master 2 LLCH [Lettres, Langues, Culture Humaniste] (professorat en lycée professionnel).