La puissance de la marque sur le marché de l’occasion

Par Moïse Mbala Londa
  1. État de la question

            La vente et l’achat des produits ayant déjà été utilisés n’est bien entendu pas un phénomène nouveau. Dans leur étude sur « le développement du marché de l’occasion », Dominique et Denis précisent que « le marché de l’occasion connait aujourd’hui un développement remarquable. Bien que très ancien, il n’a pourtant connu qu’une existence modeste jusqu’au milieu des années 70 en France[1]». Cependant, ce marché d’occasion qui, jadis, était « un marché très localisé, de taille assez modeste et possédant très peu d’effets de centralité, il est passé au niveau national et international. Ses capacités se sont en outre élargies pour fournir un foisonnement d’objets tels, que la plupart ne peuvent trouver d’acheteur en dehors de la large place de marché que représente la toile ». La croissance du marché de l’occasion, souvent considéré comme « un marché/commerce C to C ou P to P (Peer to Peer) », s’explique en grande partie par « le contexte économique de ces dernières années et la montée en puissance des nouvelles technologies qui facilitent la possibilité d’acheter et de vendre entre consommateurs sans avoir besoin de passer par des intermédiaires[2]». Ainsi, Internet est devenu aujourd’hui un grand marché des objets d’occasion entre consommateurs/particuliers; ce qui explique d’ailleurs la création des plates-formes C2C/P2P, en l’occurrence Leboncoin.fr au niveau national pour le cas particulier de la France ainsi que ebay.com au niveau international. Face à cette révolution et mutation portées par les consommateurs, « les internautes interrogés placent en tête de leur motivation pour l’occasion le principe du recyclage et la volonté de donner une seconde vie aux objets[3] ».

Cependant, dans son article sur le marché de l’occasion, Estefania Larranaga, cofondatrice de la Plateforme « Place2swap », précise que « les marques et les enseignes ont mis du temps à intégrer à leur modèle économique les changements d’habitudes de leurs consommateurs. Le développement du e-commerce et l’arrivée de nouveaux concurrents “digital natives”, ne leur ont pas suffit pour intégrer cette nouvelle façon de vendre immédiatement. Il a fallu que la concurrence devienne accrue, que le trafic baisse et que les marques voient leur chiffre d’affaires s’éroder pour que les COMEX se réveillent et que le virage stratégique se produise[4]». Face à ce changement stratégique, certaines entreprises créent leurs propres sites de revente de matériel, afin de concentrer une partie de ces flux autour d’elles. Eu égard à cette problématique et contrairement aux études antérieures, deux préoccupations majeures seront au centre de l’analyse de cette étude, notamment la montée en puissance du marché de l’occasion et ses enjeux pour le marché du neuf, ainsi que le rôle de la marque sur ce nouveau marché de l’occasion en forte croissance depuis des décennies.

2. Les enjeux du marché de l’occasion

            Hormis les secteurs de l’automobile et de l’immobilier, l’acquisition d’autres biens par un circuit d’occasion s’est longtemps heurtée à une série de contraintes[5] :

  • La rareté et le caractère aléatoire des offres (où et comment trouver l’objet, avec les caractéristiques recherchées);
  • Le temps nécessaire à la localisation et à l’acquisition de l’objet;
  • La difficulté d’accès aux produits eux-mêmes;
  • Le risque perçu lié à une absence de garantie;
  • L’image sociale peu valorisée de ce mode d’acquisition comparativement à l’achat neuf;
  • Le frein psychologique à l’acquisition d’un objet ayant servi à d’autres
  • Etc.

Ainsi, les auteurs nous disent que « ces difficultés semblent s’être estompées en une vingtaine d’années au point que l’on peut aujourd’hui se procurer n’importe quel bien aux caractéristiques, et parfois à la marque ou au modèle près, aussi aisément par un circuit d’occasion que par un circuit neuf ». Il est loin le temps où l’acheteur d’occasion était considéré comme un acheteur « radin » qui ne s’intéresse qu’au prix. Aujourd’hui, cet acheteur est aussi animé par d’autres motivations expérientielles, écologiques, et d’exclusivité. Malgré le paradoxe entre le marché d’occasion et le marché du luxe (marques), le luxe aujourd’hui peut s’acheter d’occasion. Le consommateur est devenu plus conscient, plus connaisseur de la vraie valeur du produit. Cette prise de conscience résulte de l’hyperconsommation qui a affecté l’attitude des acheteurs en les rendant plus alertés à l’égard du système traditionnel (Dominique et Denis, 2001). Parmi les différentes formes de commerce C2C/P2P, le marché de l’occasion sous ses différentes formes devient le plus plébiscité. Les sites de troc, d’échange et de location se multiplient. De nombreuses études ont aujourd’hui démontré que le phénomène de la seconde vie des objets est d’ampleur non négligeable, et qu’Internet contribue largement à son développement. Ainsi, dans tous les secteurs, on voit apparaitre des sites d’achat/vente d’occasion : Vestiaire collective, Vide-dressing, Backmarket, Patatam, Vinted, Leboncoin en France; Thred-up, The real real aux Etats-Unis, ou encore Zefo en Inde pour n’en citer que quelques-uns. Cette forme de commerce C2C est basée sur la confiance au regard des contraintes susmentionnées, et permet aux consommateurs de contrôler leurs dépenses et d’optimiser l’allocation de leurs ressources dans une société hyper sollicitée par la consommation de biens matériels et de loisir, mais aussi représente une opportunité sans précédent de mettre un frein à une surconsommation effrénée, source de gaspillage et de destruction de l’écosystème.

De ce qui précède, il est évident de remarquer que le marché de l’occasion est un marché multiformes qui peut se décrire par deux typologies, dont l’une est fondée sur la nature et la valeur de l’objet, et l’autres sur la nature des relations entre les parties[6] :

  •    Pour la typologie fondée sur la valeur relative de l’objet, le marché de l’occasion se définit comme l’échange de biens usagés, non neufs, ayant déjà appartenu à un premier acquéreur. Il est fondé sur le critère d’usage de l’objet. Sa nature et son âge en déterminent la valeur vénale, qui, dans un grand nombre des cas, est liée à son ancienneté.
  • Pour la typologie fondée sur la nature des relations entre les parties, le marché de l’occasion se caractérise tout d’abord par un nombre élevé des circuits d’échange, ceci étant lié au fait que l’objet d’occasion peut être partout et n’importe où. Contrairement à un produit neuf, il ne peut être identifié par rapport à un producteur ou un distributeur précis.

Il est cependant important de noter que pour le producteur, l’activité d’occasion apparait au premier abord comme une nuisance qui le prive d’une partie de son chiffre d’affaires. Trop de consommateurs détournés vers des objets usagés sont autant des clients manquants. En revanche, dans d’autres marchés, cette activité se comporte indéniablement comme un stimulant du marché neuf et non comme une concurrence dans la mesure où l’offre d’occasion s’alimente du « recyclage » des produits neufs, mais aussi le marché du neuf est stimulé par la certitude de reprise des produits usagés, qui constitue une incitation à l’achat.

3. Les marques et le marché de l’occasion

            De tout ce qui précède, il est maintenant important de se demander quelle est la vision des marques sur le marché de l’occasion? Quel est leur sentiment quand elles voient leurs produits défiler sur toutes les plateformes d’occasion, ainsi que sur  la multitude  des groupes d’échange existants, sans avoir la main, ni sur ces consommateurs, ni sur la qualité de leurs propres produits? Autant de consommateurs potentiels avec lesquels elles ne peuvent pas communiquer, et autant de flux financiers conséquents qui leur échappent totalement.

            Cependant, malgré l’image négative que renvoient habituellement les objets ayant déjà été utilisés, les entreprises doivent miser en grande partie sur l’image accordée à ces objets ainsi que sur leur politique marketing. Sur cette question, Estefania précise que « l’occasion aujourd’hui  est un vrai  sujet pour les marques, et elles vont devoir le traiter rapidement sous peine de perdre des milliers de consommateurs en quête de sens et qui n’attendent qu’elles leur apportent une réponse responsable[7]». Elle renchérit en disant que « l‘économie circulaire dont le marché de l’occasion est la forme la plus répandue devient un impératif pour des raisons économiques, politiques et environnementales. Les marques n’ont donc plus d’autre choix que d’intégrer pleinement des valeurs responsables à leur ADN ».

            Ainsi, voyons les exemples de certaines marques qui essayent d’intégrer la dimension « occasion » à leur offre[8] :

Déjà, avec les offres de reprise des constructeurs automobiles (que la prime à la casse a notamment contribué à développer), les entreprises vendant habituellement du « neuf » s’étaient intéressées au marché de l’occasion en créant en quelque sorte un lieu d’échange dont elles gardaient le contrôle. Néanmoins, cela ne concerne qu’un produit spécifique qui ne nécessite pas  les mêmes garanties pour être vendu qu’un objet plus commun et moins onéreux. 
Aussi, certaines entreprises tentent de créer une synergie attenante à leur activité, sur le marché de l’occasion. Ikea a par exemple mis en place un système de revente et de reprise de son matériel directement dans ses magasins. L’entreprise suédoise axe son développement sur deux points : l’innovation et l’investissement responsable. L’intégration du marché de l’occasion participe au deuxième axe et Ikea confirme son dynamisme en présentant un chiffre d’affaires de 2,498 milliards d’euros en hausse de +3,2 % sur la période 2011-2012, avec une part de marché de 17,8 % dans un secteur en décroissance d’activité. 
Mais Ikea n’est pas la seule marque à avoir franchi le pas de la revente d’objets. Décathlon s’illustre depuis plusieurs années déjà sur le secteur, en organisant les « Trocathlon ». Chaque année, en France, tous les magasins du groupe organisent ainsi le rachat d’une multitude d’articles de sport suivant certains critères de sélection. En contrepartie, les vendeurs reçoivent des bons d’achats à réutiliser dans les magasins de l’enseigne. Une stratégie de fidélisation de la clientèle audacieuse. La Fnac quant à elle, doit faire face à la forte concurrence des sites de vente de matériel d’occasion sur Internet, et c’est davantage dans une optique de réaction et non d’action initiatrice qu’elle se place. En plus de constituer une place d’échange pour le matériel d’occasion (dont elle prend 8 à 12 % de commission sur chaque transaction), la Fnac propose un service « Fnac Reprise ». Ce dernier représente tout simplement un service de reprise du matériel high-tech et ce, même s’il n’a pas été acheté dans le magasin. Comme avec Décathlon, l’individu échange son matériel contre des bons d’achat. D’autres marques comme Cyrillus et Apple ont déjà compris la nécessité de réagir.

           Pour clore cet article, au regard des illustrations susmentionnées, nous estimons que le marché de l’occasion  est non seulement une opportunité pour les marques de fidéliser leurs consommateurs et d’optimiser leur chiffre d’affaires, mais aussi une opportunité pour elles de  transformer une menace en levier de croissance tout en se positionnant sur des valeurs responsables. Depuis le développement d’Internet, le marché de l’occasion s’est fortement développé car de plus en plus des marchés annexes peuvent se mettre en place sans passer par les entreprises.


[1] Dominique Bauhain-Roux et Denis Guiot, « Le développement du marché de l’occasion : caractéristiques et enjeux pour le marché du neuf », In Décisions Marketing, Consommation, n°24, Septembre-Décembre 2001, p.1.

[2] Estefania Larranaga, « Le marché de l’occasion, bouleversement, disruption ou opportunité », en ligne sur https://www.place2swap.fr/marche-de-loccasion-sadapter-ou-mourir/

[3] « L’occasion, un marché que les marques investissent », en ligne sur https://www.nlto.fr/L-occasion-un-marche-que-les-marques-investissent_a155.html

[4] Estefania Larranaga, Op.Cit.

[5] Dominique Bauhain-Roux et Denis Guiot, « Op.Cit. », p.1.

[6] Dominique Bauhain-Roux et Denis Guiot, « Op.Cit. », p.2.

[7] Estefania Larranaga, Op.Cit.

[8] « L’occasion, un marché que les marques investissent », en ligne sur https://www.nlto.fr/L-occasion-un-marche-que-les-marques-investissent_a155.html

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *